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A la maison Casarès, sur le fil des émotions
Alloue (Charente)De notre envoyée spécialePour peu que les nuages cachent les derniers quartiers de lune, la nuit à Alloue est un manteau épais qui recouvre tout et brouille les repères. À la lisière du village, quelques lueurs persistent dans l’obscurité : des lumignons colorés plantés dans les hauts tilleuls du domaine de la Vergne. À l’abri des arbres, des bribes de conversations se faufilent entre les assiettes vidées avec gourmandise. On commente l’onctuosité de la ratatouille en s’échangeant les dernières impressions d’une journée nourrie d’une infinie palette d’émotions.Ainsi va l’été à la Maison Maria-Casarès où, pendant quatre semaines, le festival mêle gastronomie et théâtre dans une convivialité régénérante. Johanna Silberstein et Matthieu Roy, codirecteurs de la maison estampillée centre culturel de rencontre, ont ainsi pensé ce rendez-vous estival aux multiples atouts, conjuguant le charme des spectacles en plein air et la magie d’un lieu toujours habité par la présence de son illustre propriétaire, décédée en 1996. Maria Casarès, qui avait renoncé aux plateaux de cinéma pour se consacrer au théâtre et à la rencontre sans cesse renouvelée avec le public, n’aurait sans doute pas renié ce festival à forte dimension humaine.Trois spectacles, assurés par une distribution commune dans un joyeux esprit de troupe, ponctuent la journée. Les réjouissances s’ouvrent avec Allez, Ollie… à l’eau ! un texte du Britannique Mike Kenny, mis en scène par Odile Grosset-Grange, qui partage ici la scène avec Anthony Jeanne. Ils campent un duo détonnant entre Oliver, qui a peur de l’eau, et son arrière-grand-mère, championne de natation aux Jeux olympiques de Londres en… 1948.« Je n’ai pas toujours été vieille », rappelle celle-ci, ne supportant plus d’être, du fait de son âge, traitée « comme l’idiot du village ». Dans une mise en scène précise et légère – on se régale des scènes de natation, véritables chorégraphies aériennes – ce tendre tandem dresse, sur fond des thèmes universels de la peur et de la confiance en soi, une belle ode aux relations intergénérationnelles.Changement de registre à l’heure de l’apéritif, à l’arrière du logis, avec C.R.A.S.H., un projet original monté par la metteuse en scène Sophie Lewisch, qui fut l’une des « jeunes pousses » en résidence à la Maison Maria-Casarès en 2019. Cette pièce inventive retrace l’affaire de Tarnac (un groupe de jeunes gens accusés de terrorisme) à partir du procès qui la clôtura en 2018.Dans un tribunal de bric et de broc, les acteurs jonglent avec les costumes comme avec les multiples personnages qu’ils incarnent. Avec son humour mordant, ses cascades improbables, cette création ébouriffante parvient à un alliage entre rire et réflexion engagée.Périlleux mais réussi, à l’instar de Martyr, dernière pièce au programme, sur une même ligne de crête entre la comédie et la gravité de son propos. Le texte, écrit en 2011 par l’Allemand Marius von Mayenburg, s’empare avec tact du sujet de l’extrémisme religieux. Il raconte la radicalisation d’un lycéen qui, une bible à la main, condamne sa mère divorcée, refuse d’aller à la piscine et de suivre les enseignements de sa professeure de biologie.Avec cette dernière, devenue sa bête noire, les affrontements se multiplient dans une escalade glaçante. Une histoire aux accents prémonitoires si l’on songe à l’assassinat de Samuel Paty en 2020, qui décida Johanna Silberstein, dans le rôle de l’enseignante, et Matthieu Roy, à la mise en scène, à reprendre cette pièce qu’ils avaient montée en 2013.Les tourments du monde s’invitent dans le havre de tranquillité d’Alloue, où l’art et la poésie offrent aussi des intermèdes ourdis de sentiments délicats. Une balade sonore entraîne les visiteurs dans la prairie ou au bord de l’eau, au son d’extraits de la correspondance entre Maria Casarès et Albert Camus. Un autre parcours les conduit dans le logis, investi en cette année particulière par le plasticien Joël Andrianomearisoa.À l’automne, la bâtisse connaîtra les premiers travaux d’une rénovation devenue urgente. Délavés par les infiltrations, les soleils qui tapissaient la chambre de la comédienne disparaîtront pour de bon. « Nous disons adieu à la maison telle que Maria Casarès l’avait laissée en mourant, commente Johanna Silberstein. Mais une nouvelle page de l’histoire de ce lieu va s’écrire. »