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Deux frères sur la banquise

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Deux frères sur la banquise

D’abord, il croit à un ours. Parti rallier le pôle Nord en solitaire, Jean-Louis Étienne est réveillé le 8 avril 1986, un mois après son départ, par des cris… « Par choix, je n’avais pas d’arme, explique-t-il. Mais les sons se sont précisés : il s’agissait en fait de chiens. » L’explorateur sort de sa tente en vêtements de nuit et escalade la crête de concrétion de quatre ou cinq mètres de haut, un mur de glace derrière lequel il s’est abrité du vent. « J’ai vu passer Will Steger, son équipe et ses attelages de chiens. Lui, qui m’a vu surgir dans ce paysage désert, est venu vers moi. Nous nous sommes tombés dans les bras. Même avec un GPS, que nous n’avions pas encore, il n’aurait pas été possible de prévoir une telle rencontre, parce que la banquise dérive en permanence. »

Pour Jean-Louis Étienne, alors âgé de 39 ans, atteindre seul le pôle Nord représente un défi sans précédent. S’il participe à de nombreuses ascensions en montagne et à la Course autour du monde avec Éric Tabarly en tant que médecin d’équipe, il a monté ses propres expéditions en Patagonie et au Groenland. « J’avais envie d’une aventure personnelle, se souvient-il. Le pôle Nord représentait la synthèse de mes expériences : c’est un terrain très accidenté de glaces démantelées, un océan de tempêtes gelées. »

Son choix de la solitude n’est pas guidé par la volonté d’accomplir un exploit encore jamais réalisé : « Je ne suis pas un homme de compétition. C’est l’engagement personnel qui me motivait. Pour moi, la solitude est très créative. S’impose une évidence : ma vie va passer par le pôle Nord. C’est un appel très fort, qui draine toute mon énergie. » Pourtant, l’aventure commence par un échec. En 1985, Jean-Louis Étienne doit abandonner en raison d’une blessure à l’épaule, après quinze jours sur la banquise. Suit une deuxième­ tentative en 1986. Toutes les expéditions partent de Resolute Bay, au Canada, le village le plus au nord du monde, où un Indien de Madras nommé Bezal tient une auberge. Il a donné 1 % de chance à Jean-Louis Étienne d’atteindre le pôle Nord en solitaire en 1985 ; son estimation passe généreusement à 2 % en 1986. « Bezal riait de voir venir des hommes de tous les pays, des Américains surtout, avec du matériel certifié par la Nasa, se souvient Jean-Louis Étienne. Il disait que ça ne marchait pas là-bas, que ce qu’il fallait c’est l’envie forte d’y aller. » À Resolute Bay, l’explorateur français apprend qu’une expédition américaine vient de partir pour le pôle Nord. Si le but est identique, la démarche diffère. Jean-Louis Étienne part en solitaire, ravitaillé tous les quinze jours par un avion. Will Steger veut l’autonomie complète, comme le pionnier américain Robert Peary, avec cinq attelages de douze chiens qui tirent les provisions nécessaires pour deux mois.

Les deux hommes, qui se rencontrent de manière totalement improbable sur la banquise, ne se connaissent pas. Après être tombés dans les bras l’un de l’autre, ils se réfugient dans la tente de Jean-Louis Étienne. « Après un mois dans la solitude de ce désert, c’était réconfortant de savoir qu’il y avait quelqu’un dans le coin », explique-t-il aujourd’hui. Solitaire dans l’âme, Will Steger envie les conditions d’expédition de son alter ego français. Comme les journées s’étirent presque en continu, chacun chemine sur un fuseau horaire différent. L’Américain repart, laissant Jean-Louis Étienne à une nuit de sommeil indispensable après huit heures de progression, et lui propose de suivre leurs traces le lendemain matin. C’est ce que fait le Français qui trouve, après deux heures de marche, leur campement endormi. Pendant une demi-journée, les deux hommes, reconnaissant chacun en l’autre ses capacités, évoquent leur expérience de la banquise. « Will a proposé que l’on aille tous les deux au pôle Sud, se souvient Jean-Louis Étienne. Je lui ai dit “d’accord”, mais j’étais concentré sur le pôle Nord. Nous avons échangé nos coordonnées pour en reparler quand nous aurions fini. » Quand ils se quittent, la banquise, cassée et regelée dans la nuit, paraît fine. Assez épaisse pour permettre le passage de Jean-Louis Étienne, mais pas de Will Steger, son équipe et ses chiens. « En me regardant traverser sur cette glace, il m’a dit : “You are brave (”Vous êtes courageux”, NDLR).” Pour repartir, il avait fallu que je m’arrache au confort d’être avec d’autres personnes. » Les deux atteindront le pôle Nord en mai sans que leurs chemins se recroisent.

C’est un an plus tard, en mai 1987, qu’ils se retrouvent dans le Minnesota, où vit l’Américain. « Il est venu me chercher à l’aéroport de Minneapolis en Cadillac rose, précise Jean-Louis Étienne. Après six heures de route, il a laissé sa voiture dans une clairière et nous avons marché pendant vingt minutes avant d’atteindre sa maison en forêt, pour laquelle j’ai eu un coup de foudre. Je n’avais pas encore ma “cabane” dans le Tarn, mais, grand lecteur de Walden ou La vie dans les bois, je rêvais déjà de ce mode de vie. » Entre les deux hommes qui voient chacun en l’autre un alter ego, le courant passe quasiment sans paroles.

La traversée de l’Antarctique demeure d’actualité. Elle s’enrichit d’un contexte singulier : la fin du traité sur l’Antarctique signé en 1959 et entré en vigueur en 1961 pour faire de ce continent une terre de sciences et de paix, en le préservant de l’exploitation de ses richesses. Jean-Louis Étienne se charge de monter une expédition internationale, qui rassemble six hommes de pays différents, ambassadeurs de la prolongation du traité ; et Will Steger de la logistique, en particulier des chiens des traîneaux. La Transantarctica, sur 6 300 kilomètres et avec 36 chiens, est réalisée en 219 jours, du 25 juillet 1989 au 3 mars 1990. « Nous avons réussi parce que nous ne parlions pas la même langue, ce qui évitait des conflits sur des bêtises, estime Jean-Louis Étienne. Il y avait une élégance relationnelle avec le peu de mots que nous avions à notre disposition. »

À leur retour, les deux coleaders, ainsi que les membres chinois, soviétique, japonais et britannique de leur expédition, sont reçus ensemble par les chefs d’État de leurs pays respectifs. Ces explorateurs auront compté parmi les acteurs du protocole de Madrid, signé en octobre 1991, qui gèle toute exploitation des ressources de l’Antarctique jusqu’en 2041. Tous les cinq ans, ils se retrouvent pour célébrer leur traversée. « Quand on se voit, c’est comme si nous étions allés sur la Lune ensemble, sourit Jean-Louis Étienne. Nous avons été complètement isolés du monde pendant sept mois. » Mais c’est avec Will Steger que le lien demeure le plus intense. « J’ai toujours l’impression qu’on s’est séparés la veille, poursuit l’explorateur français. Rien n’est usé entre nous. Il est presque le frère que je n’ai pas eu. Il a une pureté des sentiments et des engagements que j’aime beaucoup. Ses défauts n’ont pas de poids par rapport à ce que nous avons pu vivre ensemble. » Si leur amitié s’alimente sans parler, elle n’est pas dénuée de mots. Will Steger a écrit à Jean-Louis Étienne : « You are the only person who understands me. » (« Tu es la seule personne qui me comprenne », NDLR.) « J’en ai pleuré, se souvient le Français. Pour moi, l’amitié donne l’entière liberté à chacun d’être lui-même et est une occasion d’accomplissement. Le philosophe grec Diogène affirmait : “Un ami est une seule âme qui habite deux corps.” C’est exactement ce que je vis avec Will. »

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