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Le silbo chante en sifflant l’île de la Gomera
San Sebastian de la Gomera (Espagne)De notre envoyée spécialeLe ferry approche du port de San Sebastian, capitale de l’île de la Gomera, dans l’archipel des Canaries. La manœuvre est délicate, même si, ce jour-là, l’océan Atlantique s’est assagi. Sur l’île, les quelque 22 000 habitants sont passés en quelques années de la vie dans les montagnes à un quotidien de citadins sur la côte et ses plages de sable noir, risquant au passage de voir disparaître le silbo gomero, ou l’« art de parler en sifflant », héritage de la Gomera.Eugenio Darias se souvient : «Je suis né à San Sebastian de la Gomera. Je devais avoir 7 ou 8 ans (il en a aujourd’hui 70, NDLR) quand j’ai appris à siffler comme tous les enfants, en famille. Quand on se retrouvait sur la place principale avec mes copains d’école, on l’utilisait pour se “parler” entre nous. » Ce qui n’était qu’un jeu en sortant de l’école devenait une nécessité lorsqu’il rejoignait la ferme de son grand-père, là-haut dans les montagnes, là où il a appris cette façon de s’exprimer avec ceux au loin, dans une autre vallée. «Comme lorsque mon frère ou mon grand-père était occupé avec les bêtes à plus de 1 000 mètres de l’endroit où je me tenais », se souvient-il.Lors de ses visites, Eugenio redécouvrait le quotidien des paysans de cette île volcanique où, dès que l’on quitte la côte, les montagnes escarpées descendent abruptement dans des ravins très profonds. Alors quoi de mieux que siffler pour communiquer ? D’autant que cela peut éviter deux à trois heures de marche. «Certains prétendent que les sons portent jusqu’à 4 000mètres ; à mon avis, c’est plutôt 2 500 à 3 000mètres. Dans les ravins, le son court et se renforce. L’écho le propulse et ensuite il se perd. L’essentiel, c’est que le message arrive clair. À l’inverse, dans les plaines, le son ne va pas loin», dit-il encore.Mais n’est pas « silvador » qui veut. Un peu de dextérité s’impose. C’est tout un art de positionner une ou deux phalanges dans la bouche et de placer sa langue de telle façon que le son se produise. Facile ? En apparence seulement. « La seule règle est de trouver quel doigt permet de mieux siffler, et parfois aucun ne fonctionne », reconnaît Francisco Correa, professeur et coordinateur du projet d’enseignement du silbo à la Gomera, et surtout capable de « siffler » tout un poème.Et encore faut-il que le son soit identifiable par le destinataire. On parle alors de « silbo articulé », qui se substitue à une langue pour permettre la communication à distance. Car il existe bien d’autres langues sifflées dans le monde, mais toutes ne permettent pas d’exprimer des phrases. Avec le silbo gomero, les sons sifflés varient en ton et en tenue. Mais comme il y a moins de sons que de lettres dans l’alphabet espagnol, un son peut avoir plusieurs significations et provoquer parfois quelque malentendu ! Le même son peut aussi bien vouloir dire « oui » ou « toi » en espagnol, ou « messe » et « table ». Malgré un vocabulaire restreint, des conversations entières peuvent être sifflées, «tout est affaire de contexte », prévient Francisco Correa.Le silbo a toujours été «un moyen de communication en soi, le premier téléphone mobile au monde », ajoute Eugenio. Une langue « parlée » déjà par les peuplades locales, originaires d’Afrique du Nord, et dont on trouve le récit dès le XVe siècle. Une langue qui différencie les habitants de la Gomera de ceux des autres îles de l’archipel. Eugenio se souvient lorsque, étudiant à l’université de La Laguna, à Tenerife – à une heure de bateau de la Gomera –, sur le campus, il lui arrivait de « siffler » avec un de ses amis de la même île, pour que les autres ne comprennent pas ce qu’ils avaient à se dire.Enseignant, de retour à la Gomera, il entend parler d’un collègue prêt à donner des cours de silbo aux enfants en dehors des heures de classe. « L’idée m’a plu, et je lui ai dit que je pouvais l’aider.» Et tout s’enchaîne. En 1996, un parlementaire de la Gomera, qui s’inquiétait de la possible disparition du silbo, propose que son enseignement devienne obligatoire à l’école. C’est chose faite en 1999. Et, en 2009, le silbo est inscrit par l’Unesco sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.En dehors des conversations simples de la vie quotidienne entre membres de la même famille, le silbo avait d’autres avantages dont se souviennent les plus anciens. Il permettait d’avertir les contrebandiers de l’arrivée des patrouilles de police. Mais aussi, dans les années 1970, lorsqu’il fut interdit de couper du bois, il permettait de prévenir de l’arrivée du garde forestier ceux qui en avaient besoin pour construire leur maison ou faire du feu, sachant que, selon Eugenio, ledit garde forestier ignorait tout du silbo.Assis au milieu de la végétation luxuriante du jardin du Parador, perché sur la colline d’où la vue plonge sur l’océan, Eugenio Darias montre une vidéo sur son téléphone portable. L’enregistrement date de 2015 : c’était la soirée des 30 ans des Victoires de la musique. Comme tous les habitants de la Gomera, ce jour-là, il était devant sa télévision. Il n’a pas oublié l’émotion et la fierté ressentie par toute l’île, lorsque l’artiste français Feloche a « chanté » le silbo avec ces mots : «Il existe un endroit où des gens parlent comme des oiseaux. » Le père adoptif de l’artiste français était d’Agulo, l’une des petites localités de l’île, et son fils a voulu lui rendre hommage, donnant une visibilité internationale à ce trésor de la Gomera.Dans ce jardin enchanteur, Eugenio, gardien de l’héritage « sifflé » de l’île, lance une invitation sifflée : «Agnès, viens ici que l’on prenne un petit verre de vin rouge. » Invitation reçue cinq sur cinq ! Si Eugenio regrette de ne pas avoir enseigné le silbo à son fils, «les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés», il se réjouit d’avoir participé à «planter la graine et à la cultiver pour qu’elle ne meure pas». Et depuis, d’autres ont pris la relève.Pour Estefania Mendoza, 34 ans, le silbo fait partie du patrimoine de son île, qu’elle se doit de transmettre aux nouvelles générations. Ses deux enfants de 5 et 6 ans ont, dès l’âge de 3 ans, appris des paroles simples, et le plus jeune arrive déjà à siffler en mettant ses phalanges dans la bouche. «C’est comme le vélo, il y en a qui arrivent à pédaler du premier coup et d’autres non. » Ensemble à la maison, ils se parlent en sifflant des phrases de la vie courante comme « apporte-moi l’eau », « mets la table », etc. Mais c’est le week-end que l’apprentissage prend toute sa dimension, lorsque la famille part en montagne et siffle d’une vallée à l’autre.Estefania avait dix ans quand elle a appris le silbo. À l’époque, c’était une activité extra-scolaire. Aujourd’hui, en plus de son travail, elle l’enseigne aux adultes à la mairie de San Sebastian. Ses parents, dit-elle, sont très fiers, car vivant en ville ils ne le parlent pas et ne l’ont pas transmis à leurs enfants. À leur époque, le silbo était affaire d’hommes, de bergers et de vieux ! Comme quoi tout change.