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Le toucher

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Le toucher

L’été m’a permis peu à peu de desserrer l’étau de mes mains. Le temps me presse d’ordinaire comme une pince : l’accélération pèse. Elle n’a rien d’allègre. Je me caparaçonne afin de pouvoir aller vite. Ne pas se laisser atteindre est le leitmotiv de ceux qui courent à la réussite de leurs objectifs. Moi, j’ai besoin de m’arrêter pour vivre selon le rythme juste. Mes paumes plongées dans le sable, je sens qu’il serait vain d’en vouloir compter tous les grains – je ne parle pas de les retenir. Il est toujours donné plus qu’on ne peut recevoir.Peut-être est-ce qu’on est trop distrait pour accueillir ce qui passe ? Prend-on même le soin de se laisser toucher par ce que l’on reçoit ? Car pour être touché – ce qui semble, à première vue, passif –, encore convient-il d’être sensible. Et pour cela, il ne s’agit pas vraiment d’être actif, mais attentif. Avez-vous essayé dans la journée de sentir le bois de la table à laquelle vous déjeunez : est-il rugueux, est-il ciré ? Le tissu de votre chemise, quel effet ? Le tapis de la salle de bains ? Ils ne sont pas tous en caoutchouc ; certains sont pulpeux de coton épais. J’en entends qui se disent, ce n’est pas méditer que cela, c’est sentir, c’est jouir. Oh, l’insouciante humanité ! Voire… je connais marchands et artisans qui font leurs affaires ainsi. Ils se décident après avoir bien pesé les choses, les avoir prises en main, tâtées. Ils ont senti si le grain était bon, la toile suffisamment solide, la pâte lisse à souhait, le plâtre encore frais. À agir sans se laisser toucher, on s’ampute bien plus que des deux mains. Jésus-Christ les avait noueuses comme celles d’un charpentier. « Une femme m’a touché » : Jésus l’a sentie sans même la voir. Mes mains peuvent caresser le monde. Je le reçois avec tact et j’y trouve ma place sans la ravir à d’autres. La création se flétrit quand je laisse mes mains s’abattre sur elle pour tout prendre. Les amants le savent. Ils s’attachent l’un à l’autre : la chaleur de leurs paumes promet d’écarter la menace glaçante de se saisir l’un de l’autre.Dans un de ses poèmes, Tenir, Eugène Guillevic (1907-1997) évoque avec simplicité le caillou qu’on a tenu. Un brin d’herbe suggère tout ce qui passe entre nos mains, auquel on se lie d’amitié, et que l’on pourrait garder avec soi, comme pour s’en aller ensemble. Main dans la main, serais-je tenté de dire. Guillevic écrit : « Tout ce qu’on a tenu/Dans ses mains rassemblées//Pour ajouter un poids/De confiance et d’appel// Pour jurer sous le ciel/Que se perdre est facile. » (Sphère, Gallimard, 1963)Et si la main m’adressait cette question la plus commune : À quoi tiens-tu ? Qu’est-ce qui te tient ? L’instrument de la prise, comme la définit le dictionnaire, est aussi le signe de notre vulnérabilité. Les mains sont l’organe de la prière : elles supplient, elles bénissent, mais avant toute chose, je crois, elles reçoivent : « On aura tout tenu/Dans les mains rapprochées », conclut Guillevic. Les mains forment un éventail pour offrir un écrin à l’horizon. Loin de se fermer, les mains qui se joignent sont l’ouverture du cœur. C’est par là que je suis touché.


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