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« On peut lire Proust pour trouver le sens de l’existence »
La Croix : Le 150e anniversaire de la naissance de Marcel Proust, le 10 juillet, repose la question du statut de son œuvre : lecture essentielle pour certains et pourtant inaccessible, voire rebutante, pour d’autres. Comment expliquer ce paradoxe ?Antonio Rodriguez : D’un côté, À la recherche du temps perdu est extrêmement valorisée par les institutions, bibliothèques, école, université, ainsi que par l’édition. De nombreuses thèses lui sont consacrées, y compris par des doctorants étrangers. C’est un monument du patrimoine national. De l’autre côté, c’est une œuvre difficile à démocratiser.→ RELIRE. Marcel Proust, au fil des saisonsLa première réaction de mes étudiants, avec Proust, c’est « Pourquoi est-ce si répétitif et ennuyeux ? ». Ils n’ont pas les pratiques de lecture permettant d’y accéder. C’est un paradoxe de nos sociétés, où les institutions placent les valeurs sur la difficulté tout en expliquant qu’il faut démocratiser nos valeurs. Une injonction fait de La Recherche un absolu romanesque mais ne fournit pas les moyens de l’atteindre.À quoi ces difficultés de lecture tiennent-elles ?A. R. : Pas à la longueur en elle-même, propre à beaucoup d’œuvres, mais plutôt à son association à la complexité de la langue, qui tient à la virtuosité d’écriture de Proust. Il crée des pages très denses qui, pour la plupart, ne racontent rien mais décrivent : un fait de société, un rapport à un objet… Ces descriptions peuvent être d’autant plus déroutantes que Proust donne souvent l’impression qu’il se répète.La jalousie, l’homosexualité, la judéité apparaissent à plusieurs reprises. Pour autant, ces « redites » n’en sont pas. Ensemble, elles produisent la force du roman. Mais pour la saisir, il faut presque l’avoir lu dans son intégralité. Or, le plus souvent, seuls des fragments sont donnés à lire à l’école. C’est une manière de rester en surface qui se situe à l’opposé du projet de Proust. À ses yeux, La Recherche devait être le livre d’une vie et dévoiler les hiéroglyphes de l’existence. C’est toute la complexité de son projet, source, elle aussi, de la difficulté de lecture.Quels conseils donneriez-vous pour « se lancer dans Proust » ?A. R. : D’abord, chercher à vivre une expérience au lieu de vouloir être à la hauteur d’un absolu. C’est la condition pour déjouer l’intimidation, justifiée car toute une société y conduit les lecteurs. Lisez Proust sans avoir le devoir de le lire ! Ensuite, s’ouvrir à cette expérience de lecture. Proust commence son roman avec un personnage qui cherche le sommeil et attend le baiser de sa mère. D’emblée, il évacue l’intrigue pour des débats intérieurs. On a vu point de départ plus captivant !Mais une fois les cent premières pages franchies, le reste du premier livre et le deuxième (Du côté de chez Swann et À l’ombre des jeunes filles en fleurs, NDLR) se lisent assez facilement. Puis il faut avoir le courage de traverser la suite. Sauter cinquante pages n’est pas si grave ! Mais il faut se donner le temps de jouer à ce jeu de la lecture tout en sachant qu’il est parfois difficile. Il joue sur la lenteur, comme une musique dont le leitmotiv se développerait pendant des semaines grâce à la syntaxe et à la volonté d’absorber tous les arts.Ses descriptions portent souvent sur des détails. N’est-ce pas au détriment de l’intrigue ?A. R. : Dans l’infime, Proust découvre l’infini. Quand il scrute des tics de langage, c’est pour mieux comprendre la personne, ses objets de fascination, de rejet… Mais si l’intrigue semble alors disparaître, c’est pour quelque chose de plus essentiel. Ces détails prennent soudain une grande signification. Un jeu d’échos et d’analogie entre eux produit la révélation finale : tel bruit de cuiller sur la table rappelle la scène de la madeleine, des moments de promenade, de l’enfance, et au fond, tout ce que l’on a vu à travers le roman.« La Recherche est devenue ”le” roman qu’il faut avoir lu »Un effet de superposition donne l’impression que tous ces moments se déroulent en même temps. Ils sont régénérés dans une vie intérieure intense. Le fait d’avoir existé semble alors s’associer à celui de se sentir exister et de pouvoir continuer à exister. Passé, présent et futur ne font qu’un.La Recherche est devenue « le » roman qu’il faut avoir lu et, ayant acquis le statut mythique de marathon littéraire, sa lecture peut apporter une certaine valorisation de soi. Mais c’est un contresens qui fait écho à ces scènes où Proust décrit avec ironie les mondains de salons qui citent peintres et écrivains pour briller. Il faut se demander pourquoi on en entreprend la lecture. Pour dire « je l’ai lu » ou par quête du sens de l’existence ? Ce peut être un acte magnifique quand il est abouti.Justement, que peut nous apporter cette lecture ?A. R. : C’est une progression vers une révélation saisissante, qui est un merveilleux piège. Sans divulguer la fin, le narrateur, qui n’est pas l’auteur, se met à rêver d’écrire un livre et de réussir sa vie. Or, il apparaît que ce livre est celui que nous venons de lire et qu’au fond, accomplir cette lecture si compliquée est une manière de réussir sa vie.À l’inverse, les autres personnages y échouent parce qu’ils se perdent dans le désir, les mondanités et n’accordent pas assez d’attention à l’art. En quelque sorte, nous venons de lire l’expérience de la révélation de ce que peut apporter la littérature. Elle peut donner forme à la vie.—————–Le contexteLe 10 juillet 2021, Marcel Proust aurait eu 150 ans. Un anniversaire qui est l’occasion de nombreuses publications, conférences, lectures et visites autour d’un « monument » de la littérature française.L’enjeuPrésentée comme incontournable par les institutions littéraires, À la recherche du temps perdu,son œuvre phare, demeure néanmoins une lecture difficile d’accès, voire rebutante pour certains, alimentant de ce fait gêne ou regret de « passer à côté » d’une œuvre essentielle. Comment expliquer ce paradoxe ? Faut-il absolument avoir lu Proust ?L’expertAntonio Rodriguez est professeur de littérature française à l’université de Lausanne. Ayant consacré plusieurs séminaires à Marcel Proust, il s’intéresse en particulier à l’acte de lecture et aux œuvres qui se veulent « absolues » et sont, de ce fait, difficiles d’accès. Parmi elles, La Recherche mais aussi la poésie de Stéphane Mallarmé, pour lesquelles il tente de transmettredes pratiques de lecture adaptées.