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Paradis retrouvé
C’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis que l’on a perdus », écrit Marcel Proust dans Le Temps retrouvé, à propos de la puissance du souvenir et de l’espoir de toucher à nouveau une plénitude passée.Le Paradis à la conquête duquel s’est lancé le poète florentin est-il de ceux-là ? L’impulsion de son voyage a été le désir de retrouver la défunte aimée Béatrice Portinari. Mais sa conquête est aussi tout autre, loin de la chimère de vaines retrouvailles. La Béatitude que recherche Dante, l’eût-il déjà humée à juste distance, est à venir ; elle ressortit à l’aspiration de tout homme à la vie éternelle. Comme une conjugaison au futur antérieur.« Le désir devrait plus nous enflammer de voir l’Essence en laquelle se voit comment notre nature à Dieu est liée », fait remarquer le poète. « Là on verra ce qui tient de la foi, non démontré mais aussi évident que les vérités premières auxquelles on croit » (Paradis II, 40-45). Cette soif de hauteur concerne en réalité tous les champs dantesques. Elle est le moteur de l’engagement politique du Florentin, de son idéal de justice pour son pays et ses contemporains. Et elle est l’ambition littéraire et stylistique qu’il s’est fixée avec un contrat impossible à honorer : dire l’indicible.Indicible parce que les mots et entendements humains ne le peuvent, et indicible car on ne divulgue pas les cadeaux de Dieu. Partant, et à mesure qu’il se rapproche du « Point fixe », c’est cette ineffabilité même qu’il va décrire dans son poème. Un Paradis à retrouver ne serait-il pas celui de la langue parfaite telle que la parlait Adam ? Ou bien est-il plutôt celui d’un autre langage, souple et adaptable aux lendemains ? « De même que la forma locutionis parfaite permettait à Adam de parler avec Dieu, de même le vulgaire illustre est ce qui permet au poète de rendre les mots adéquats à ce qu’ils doivent exprimer, souligne Umberto Eco. Dante, au lieu de blâmer la multiplicité des langues, en fait ressortir la force presque biologique, leur aptitude à se renouveler, à changer dans le temps. Parce que c’est précisément sur la base de l’affirmation de cette créativité linguistique qu’il peut se proposer d’inventer une langue parfaite moderne et naturelle, sans se mettre en chasse de modèles perdus. »Dans Paradis 2, l’admirateur de Dante Philippe Sollers propose un récit sans ponctuation ni paragraphes afin, dit-il, de lutter contre « l’ordre restreint de la vieille logique embrouillée terrestre ». Il écrit : « (…) aujourd’hui comme hier demain comme après-demain dans les siècles des siècles tombant dans les siècles passagers triomphe éphémère acquis du tout-dit je me souviens hosanna on agitait les lauriers bénis dans l’église le soleil brillait sur le grand parvis semaine sainte heures de la passion rideau pourpre déchiré du temple convulsion voulue sous les cris gloria patri et filio et spiritui sancto sicut erat in principio et nunc et semper tant qu’il restera une voix pour chanter des oreilles pour écouter. »À la fin du récit de son séjour au Paradis, arrivée à l’Empyrée, Dante multiplie l’expression de son insuffisance. Il comprend que, vivant, il est limité par « les brouillards de sa mortalité ». Et qu’il ne peut rien, sinon s’abandonner à « l’Amour qui meut le Soleil et les étoiles ». Dans Une saison en enfer, Arthur Rimbaud s’exclame : « Elle est retrouvée !/Quoi ? L’éternité./C’est la mer mêlée/Au soleil. »