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Yémen, avec les femmes qui résistent

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Yémen, avec les femmes qui résistent

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« En prison, j’ai fait une promesse à Dieu. Je lui ai juré que s’il me faisait grâce de me sortir vivante de ma tombe, en échange, je raconterais au monde les tortures et les viols des milices houthistes pour sauver toutes les femmes qui sont détenues dans leurs prisons secrètes. »Au téléphone, Sonia Saleh est en pleurs. Les spasmes de ses sanglots déchirent sa voix pendant de longues minutes. La jeune femme, 31 ans et mère de quatre enfants, a passé près d’un an derrière les barreaux de différentes prisons du nord du Yémen. Sa faute ? Avoir appartenu à une organisation militant pour la libération de prisonnières d’opinion dans les zones occupées par les rebelles houthistes.« Je suis restée les yeux bandés, les mains et les jambes attachées pendant des jours »Sonia SalehAvec détails, Sonia raconte les chocs électriques, les scarifications, les coups pendant les interrogatoires. « Une fois, je suis restée les yeux bandés, les mains et les jambes attachées pendant des jours, sans interruption. Ils posaient toujours les mêmes questions. Dès que je m’endormais ou donnais une réponse qui leur déplaisait, ils me frappaient ou me jetaient de l’eau froide. »→ ENTRETIEN. Au Yémen, « les rebelles se présentent comme des défenseurs du peuple »Après plusieurs mois, la jeune femme ne reconnaît plus son corps, devenu entièrement bleu et noir. « À la fin de ma détention, je ne voyais plus et je n’arrivais plus à marcher. » Les rebelles l’accusent, hors de toute procédure et sans preuve, d’être un agent infiltré payé par l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis pour fomenter une révolution populaire. Réfugiée à Alexandrie, Amat Arrazaq pose ici sur le toit du logement de son amie Noura, au Caire. Comme tant d’autres femmes yéménites, elle a dû choisir l’exil pour fuir les exactions commises par les houthistes. / Laurence Geai pour Sonia n’avait jamais subi de telles violences. Guerres civiles et autoritarisme éprouvent son pays depuis sa naissance – en moyenne, un Yéménite de 25 ans a connu quatorze conflits armés dans sa vie. Mais jamais le gouvernement, ou même une organisation paramilitaire ou terroriste, ne s’en est pris physiquement à des femmes. Une ligne rouge vif au cœur de la tradition patriarcale yéménite, où l’honneur de la famille, du clan, de la tribu repose sur la mère, la fille, la sœur…« Les houthistes envoyaient des enfants se battre au nom de la religion se faisaient appeler aussi les «maîtres» »Sonia SalehSonia n’a pas bénéficié de cette règle ancestrale. Après l’invasion par les houthistes de la capitale, Sanaa, fin 2014, elle s’oppose peu à peu à leur joug. « Ils ont instauré une censure, envoyaient des enfants se battre au nom de la religion, se faisaient appeler aussi les’maîtres’. Pour eux, il n’y a que Dieu et leur chef sur terre. Mais ils ne savent rien de l’islam. Ils m’ont arrêtée pour une vidéo que j’ai postée sur les réseaux sociaux où je dénonçais cela », explique-t-elle.→ CRITIQUE. La guerre du Yémen à hauteur d’enfantsLe jour de son arrestation, en juin 2019, elle s’en va faire le plein d’essence. À son arrivée à la station-service, des pick-up armés, conduits par des hommes masqués de noir, occupent déjà les lieux. Sonia presse le pompiste. Quelque chose cloche. Finalement, impossible de s’en aller. Les véhicules cernent sa voiture. Un homme toque à sa vitre et la somme de le suivre. « J’étais paralysée par la peur. Dans une telle situation, on ne peut rien leur refuser. »Une fois dans leur pick-up, la « police » houthiste bande les yeux de Sonia et saisit tous ses biens personnels. Sac, voiture, téléphone… Elle disparaît, exactement comme les activistes qu’elle cherchait autrefois. Transférée dans des lieux de détention qu’elle ne parviendra jamais à identifier, elle y entend des noms et y croise des visages qu’elle avait rencontrés dans le cadre de ses recherches de prisonnières d’opinion.« Certaines étaient des activistes ou des opposantes qu’on cherchait avec mon organisation, explique-t-elle. D’honorables femmes, dont les houthistes avaient dit aux familles qu’elles étaient des prostituées pour qu’elles stoppent leurs recherches. »Seules des femmes sont détenues avec Sonia. Le soir, les hurlements et les pleurs glacent les travées de la prison. « À un moment, les tortures ont pris une autre tournure…, glisse-t-elle, hésitante. Parmi ces filles, certaines étaient vierges, mais elles ont été violées et ont donné naissance à des enfants pendant leur détention. »« Je ne peux pas dire à mes proches que j’ai été violée. Je viens d’une région rurale, ma famille ne peut pas comprendre… »Sonia SalehEt Sonia d’avouer, effondrée, avoir été violée par plusieurs hommes. Un immense tabou dans la société yéménite, où le viol passe pour un affront à l’honneur d’une famille plus que pour un drame pour la victime. « Je ne peux pas le dire à mes proches. Je viens d’une région rurale, ma famille et mon entourage ne peuvent pas comprendre… »Malgré son secret, à sa sortie de prison, obtenue moyennant de faux aveux, la plupart de ses proches la renient, comprenant les éventuelles violences sexuelles subies par Sonia. « Personne ne veut me parler. Des membres de ma famille trouvent humiliant le fait que je me suis fait violer et ont peur des houthistes. Avant, je couvrais seulement mes cheveux mais depuis ce qu’ils m’ont fait, je me couvre le visage. »Selon la Yemen Organization for Combating Human Trafficking (organisation yéménite contre le trafic d’être humains, NDLR), depuis l’arrivée des houthistes fin 2014, rien qu’à Sanaa, 420 femmes ont été emprisonnées pour des activités politiques. Sonia est l’une d’elles. Désormais libre mais rejetée par les siens, elle espère rejoindre Le Caire.De l’autre côté de la mer Rouge, la capitale égyptienne est en effet l’une des rares issues de secours pour les survivantes des geôles houthistes. Rescapée comme Sonia, Wafa Muhammad Al Shabibi y a trouvé refuge il y a deux ans, après sa libération moyennant de faux aveux devant une caméra.→ ANALYSE. Au Yémen, la démultiplication des guerresElle vit au 7e étage d’une tour sinistre, dotée de petits balcons privés de soleil et surchargés de ferrailles. Autrefois policière à Sanaa, la jeune femme, 33 ans, n’est plus qu’une silhouette anonyme plongée dans la précarité d’un exil forcé. Pas de travail, peu d’activités, pas d’école pour ses trois enfants, avec lesquels elle a fui. « Nous avons parfois du mal à nous nourrir », explique-t-elle derrière son niqab noir. Wafa survit grâce à l’aide ponctuelle d’organisations internationales et à la solidarité des anciennes captives des houthistes au Caire. Du haut de sa tour, elle « tente d’oublier ». « On est venus pour ça », lâche-t-elle tandis que sa petite dernière de 3 ans, Angie, fait irruption dans la pièce après avoir poussé un grand rideau de velours rose.« Mes enfants font souvent pipi au lit. La nuit, je les entends se réveiller et hurler »Wafa MuhammadDerrière elle apparaissent ses aînés, Maï et Hamad, 11 et 10 ans. Tous les quatre ont été incarcérés fin 2018 pendant deux mois. Un épisode qui a laissé des traces. « Mes enfants font souvent pipi au lit, explique leur mère. La nuit, je les entends se réveiller et hurler. À chaque bruit sourd, Angie crie et hurle, j’ai beaucoup de mal à la calmer. Elle a entendu plusieurs fois des tirs… » Alors qu’ils se rendaient à Aden en famille, ils sont tous arrêtés et emprisonnés. En pleine nuit, les gardiens frappaient leurs crosses de kalachnikov contre la porte de la cellule pour signifier à Wafa la reprise de ses interrogatoires.Pourtant, Wafa n’a jamais été encartée dans un parti politique lorsqu’elle est arrêtée. Après l’invasion de la capitale, elle fait comme beaucoup de fonctionnaires et compose avec les nouvelles autorités. Mais peu à peu, la policière comprend que son métier la place au cœur d’un appareil répressif en puissance.Un jour de 2015, un événement confirmera ses doutes. Les rebelles ne tiennent alors Sanaa que depuis quelques mois, et la région fait face à une pénurie d’essence. Dans un ballet monstrueux, les voitures s’agglutinent pour se ravitailler à la station. « Les houthistes ont tellement battue une femme âgée qu’elle saignait du visage »Wafa Muhammad« J’ai attendu jusqu’au soir. Finalement, un camion-citerne est venu. Quand les houthistes ont signalé qu’il n’y avait plus d’essence et qu’on devait tous repartir, tout le monde a commencé à être mécontent et à crier. Il y avait cette femme âgée. Je la revois hurler sur des houthistes. Ils l’ont tellement battue qu’elle saignait du visage. Ce jour-là, je me suis demandé : s’ils sont aussi brutaux avec une femme âgée, que vont-ils faire de nous ? »Dans son commissariat, Wafa voit la répression monter à mesure que l’administration houthiste déploie ses tentacules. « J’ai pu voir de l’intérieur l’impunité et les crimes qu’ils commettaient… », révèle-t-elle. Un jour, ses collègues sont appelés en renfort pour aller disperser une manifestation étudiante dans une université de Sanaa. « Quand ils sont revenus, ils étaient choqués. La police houthiste avait brutalisé tout le monde à coups de chocs électriques dans les parties génitales. » Plus tard, l’ensemble des effectifs est sommé de rejoindre le cortège d’une manifestation pro-houthistes pour gonfler les rangs. Wafa et quelques courageux refusent. « Sous le précédent régime, jamais on ne nous aurait demandé de faire cela. Après ça, je suis devenue leur cible. » Wafa Muhammad Al Shabibi revêt son niqab, à côté de sa fille. Elle et ses enfants vivent seuls à Alexandrie, loin de son mari, coincé en Arabie saoudite<br/>à cause de l’épidémie de Covid-19. / Laurence Geai pour Le commissariat de Wafa est régi par un « superviseur » (musharaf), un pion de l’organisation rebelle rattaché directement au ministère de l’intérieur. Les rebelles en ont placé dans toutes les administrations de la vie quotidienne. Censés veiller à la « bonne » administration, ils sont aussi de précieuses oreilles pour faire remonter certains renseignements locaux.Ou pire : « Ces superviseurs dirigent également des groupes d’espions et de voyous qu’ils peuvent envoyer pour menacer des individus », indique Fernando Carvajal, ancien membre du groupe d’experts du Conseil de sécurité des Nations unies sur le Yémen.→ ANALYSE. Yémen : Joe Biden retire les houthistes de la liste des organisations terroristesLes mois passant, l’étau répressif se resserre. « Tous les officiers de police travaillant avant l’arrivée des houthistes sont contraints de suivre leurs ordres, sinon les hommes peuvent disparaître, explique Wafa. Quant aux femmes, elles se font d’abord licencier, puis, à la moindre infraction, vraie ou fausse, se font arrêter. »Wafa sort pourtant manifester dans les rues de Sanaa contre la hausse des prix, en octobre 2018, accompagnée de ses enfants. Comme la plupart des fonctionnaires, elle ne touche qu’un demi-salaire par trimestre. « Les houthistes arrêtaient les gens sans aucune justification et les frappaient, hommes comme femmes », se souvient l’ancienne policière.« Nous sommes en guerre. Ne me parlez pas de liberté d’expression »Ahmed Al MoayadUne réalité que confirme Ahmed Al Moayad, figure du mouvement Ansar Allah (« partisans de Dieu », branche politique et culturelle des houthistes). « Nous interdisons toute manifestation », reconnaît-il au sujet des zones contrôlées par les rebelles. Une pratique justifiée à ses yeux. « Nous sommes en guerre, nous sommes attaqués, il n’y a pas de place pour la démocratie, se défend-il dans un éclat de rire. Ne me parlez pas de liberté d’expression. Ce sont des rêves que vous évoquez. » Autrefois policière à Sanaa, Wafa Muhammad Al Shabibi (à gauche) s’est réfugiée au Caire il y a deux ans avec ses enfants. / Laurence Geai pour La Croix L’Hebdo Tandis que Wafa partage ses éprouvants souvenirs dans la pièce au rideau de velours rose, Noura Al Jarwi, 39 ans, la rejoint. Ancienne fonctionnaire au ministère des sports et militante du parti de l’ex-président Ali Abdallah Saleh, elle est venue apporter quelques vivres à la famille. Elle aussi a fui le joug des houthistes.« Les hommes sont morts au Yémen. C’est aux femmes de prendre en main la résistance »Noura Al Jarwi« Nous étions arrivés à un point où les hommes avaient trop peur de sortir manifester, commence-t-elle sous son foulard décoré de petites lunes colorées. J’ai donc fait une vidéo où j’ai lancé un appel à toutes les femmes yéménites. » Puis elle sort son portable et retrouve la fameuse séquence filmée qui date d’octobre 2018. « Les hommes sont morts au Yémen… poursuit-elle, en pleurs. C’est aux femmes de prendre en main la résistance. »Son appel réunit plusieurs centaines de femmes dans un impressionnant cortège de silhouettes tout de noir vêtues, qui fend la rue Tahrir et s’arrête devant l’hôpital militaire de Sanaa. Là, aucune d’entre elles n’imagine être violentée ou appréhendée. « On pensait qu’ils allaient nous disperser, tout au plus… Si nous sommes descendues dans la rue, c’est parce que nous pensions qu’ils n’oseraient jamais nous faire du mal, la femme étant historiquement protégée au Yémen », rappelle Noura.Mais des tirs de sommation de mitrailleuses de la police houthiste disperseront la foule. Noura filme alors les pancartes qui fendent l’air alors que les manifestantes tentent d’échapper à la police. Puis sa caméra vacille, prise dans la cacophonie de la scène. Et, soudain, des bruits de matraques électriques retentissent. Sous des niqabs noirs, des espionnes au service des rebelles houthistes se sont glissées parmi les manifestantes. La sidération est totale.→ ENTRETIEN. Au Yémen, « aucun camp ne contrôle vraiment toutes ses factions »« On les appelle les zainabiyates », intervient Wafa, rejointe par sa petite fille sur ses genoux. Ce jour-là, 77 femmes sont arrêtées, dont dix sont toujours portées disparues. « On ne sait pas si elles ont été tuées… », lance Noura.Pour les deux jeunes femmes, la montée en puissance des zainabiyates tient à la plus grande participation des femmes du nord du Yémen aux contestations sociales et politiques. « Les houthistes ont découvert que les femmes représentaient une grande menace pour leur existence. Donc ils ont cherché des moyens pour nous neutraliser », devinent-elles.« En envoyant des femmes s’attaquer à d’autres femmes, les houthistes se soustraient à la honte que cela représente »Fernando Carvajal, ancien expert à l’ONUFernando Carvajal, ancien membre du groupe d’experts de l’ONU sur le Yémen, corrobore : « Les zainabiyates évitent surtout aux houthistes d’avoir des problèmes avec les tribus. En envoyant des femmes s’attaquer à d’autres femmes, ils se soustraient à la honte que cela incomberait dans la société yéménite qu’un groupe d’hommes s’en prenne physiquement à des femmes. Mais c’est une façade, dans les prisons, ces prisonnières font bien face à des hommes qui les violent ou les torturent. » Sur son téléphone portable, Noura Al Jarwi montre une photo prise lors d’une manifestation de femmes à Sanaa, qu’elle a organisée. C’est au terme<br/>de cette manifestation qu’elle a été arrêtée et emprisonnée, comme d’autres participantes. / Laurence Geai pour L’ancienne policière, Wafa, a suivi de l’intérieur l’évolution des « filles du prophète », comme les surnomment leurs victimes en référence à Zaynab, fille du prophète Mohammed. « Elles font peur car on ne sait pas qui elles sont, à quoi elles ressemblent. On ne voit pas leur visage, on ne connaît pas leur nom. Elles se font toutes appeler Zaynab. »D’après les deux anciennes prisonnières, il existe plusieurs départements employant ces femmes. L’un d’eux compte environ 5 000 femmes, chargé de réprimer les manifestations de femmes, d’en arrêter certaines à leur domicile, d’en espionner d’autres, mais aussi d’« encourager le viol » ou de « retenir » les femmes afin d’éviter qu’elles se débattent pendant leur viol ou leur torture, d’après un rapport du Conseil de sécurité de l’ONU daté d’avril 2020.« Les zainabiyates font de la propagande auprès des instances internationales pour montrer que les houthistes sont fréquentables »Noura Al JarwiCertaines zainabiyates ont aussi un rôle diplomatique. « Elles font de la propagande auprès des grandes instances internationales pour montrer que les houthistes sont fréquentables et qu’ils respectent les droits de l’homme, explique Noura. Elles portent des vêtements à l’occidentale pour bien présenter sur la scène internationale, lors de négociations de paix ou de conventions par exemple. »D’autres encore infiltrent des réseaux d’opposants yéménites, y compris ceux en exil, comme en Égypte. Parmi ces zainabiyates, d’anciennes opposantes que les houthistes feraient chanter avec des vidéos de leur propre viol. D’après Nabil Fadel, à la tête de la Yemen Organization for Combating Human Trafficking, 30 % des 420 prisonnières d’opinion de Sanaa auraient été relâchées pour des missions de renseignements.Qu’elles soient victimes ou utilisées par les houthistes, jamais les femmes yéménites n’avaient vu leur dignité à ce point bafouée. « On ne pensait pas que les houthistes répondraient à nos manifestations par la brutalité et les tortures. Tout ceci n’était jamais arrivé avant dans l’histoire de notre pays », explique Noura.« J’ai été battue et j’ai subi des chocs électriques sur les bras et la poitrine, proche du cœur »Amat ArrazaqChaque lundi, les anciennes captives de Sanaa se réunissent chez elle : un appartement aux murs nus dans une autre tour du Caire. Ensemble, dans la cuisine, cheveux dénoués et sourires éphémères, elles oublient un peu leur précarité d’exilées, l’absence de leurs proches restés au pays, leurs traumatismes…Les rares hommes mangent dans une petite chambre tandis qu’elles occupent le grand salon. À même le sol, autour d’une grande nappe, elles dégustent d’appétissants plats qui leur rappellent le pays : shafoot, une salade au yaourt épicée et salée, agneau de Zurbiyan et son riz au safran, assida, un îlot de gâteau de farine et de semoule baigné dans le miel… Bardis Assayaghi, 30 ans, est elle aussi réfugiée avec sa famille au Caire. Originaire de Sanaa, elle a quitté le pays après avoir été emprisonnée par<br/>les houthistes, qui lui ont tiré dessus. / Laurence Geai pour Un de ces lundis, le groupe accueille un nouveau visage : Amat Arrazaq, 34 ans, la voix aiguë et le corps encore meurtri par la torture. Ancienne fonctionnaire, elle a débarqué en juillet dernier au Caire. « J’ai été battue et j’ai subi des chocs électriques sur les bras et la poitrine, proche du cœur, raconte-t-elle. Un jour, je me suis réveillée à l’hôpital. Heureusement, j’ai échappé aux viols. Des amies m’ont raconté que les zainabiyates les avaient électrocutées dans leurs parties génitales. C’était la première fois que j’entendais ça. » Les houthistes lui reprochaient d’avoir participé à neuf manifestations de femmes et de travailler en tant qu’agent pour la coalition arabe, croit-elle savoir. Bardis Assayaghi, poétesse célèbre à Sanaa, a subi le même sort, comme le montre son œil gauche à la pupille légèrement déformée. Sa renommée locale l’aurait prémunie du viol.« Elle m’a raconté que ce prétendu juge et quatre autres hommes l‘avaient violée. Eux ont pris du viagra et lui ont donné des pilules »Bardis Assayaghi, poétesse« Les femmes avec moins de contacts étaient des proies faciles. En prison, un prétendu juge venait choisir des femmes. Un jour, il a pris une jeune fille de 14 ans. Elle a disparu pendant vingt-quatre heures, puis est revenue avec des bleus partout sur le corps. Elle ne pouvait même pas s’asseoir. Elle m’a raconté que ce prétendu juge et quatre autres hommes l‘avaient violée. Eux ont pris du viagra et lui ont donné des pilules. »Personne ne sait vraiment ce que ces femmes sont contraintes d’ingérer. D’après le rapport de l’ONU, celles « tombées enceintes à la suite des viols étaient forcées de se faire avorter, soit en prenant des pilules fournies par les houthistes, soit à l’hôpital ».Au cours du repas, un nom revient à plusieurs reprises : Sultan Zabin. D’après les femmes du Caire, il est le responsable de leurs tortures et de leurs viols. Une accusation partagée par l’ONU, dont le rapport ajoute qu’il serait le directeur du département des enquêtes criminelles de Sanaa.« C’est Sultan Zabin qui m’a arrêtée personnellement le jour où ils sont venus à 4 heures du matin me kidnapper chez moi »Bardis Assayaghi« C’est lui qui m’a arrêtée personnellement le jour où ils sont venus à 4 heures du matin me kidnapper chez moi, indique Bardis. Il supervisait personnellement toutes mes tortures. Il choisissait aussi les femmes pour les violer lui-même. »Figure politique du mouvement houthiste, Ahmed Al Moayad dément les accusations portées par « ces femmes rémunérées par les Émirats arabes unis pour espionner et propager des mensonges ». Et de défendre le bourreau : « C’est un homme bon, un vrai professionnel. Il a découvert beaucoup de réseaux d’espionnes des Émirats. Donc aujourd’hui, tous ces gens corrompus par les Émirats ciblent cet homme avec ces fausses rumeurs. »→ EXPLICATION. Pourquoi les États-Unis se désengagent de la guerre au Yémen ?Autour du repas, le docteur Salma Abdallah observe. À 55 ans, elle est la doyenne du groupe. En l’absence totale de prise en charge psychologique des anciennes captives, elle s’est proposée de mener des entretiens pour tenter de soulager les esprits meurtris. Elle a reçu trente d’entre elles en consultation, dont onze ont été violées, révèle-t-elle en aparté. Salma Abdullah, 55 ans, elle a fui le Yémen pour s’installer au Caire. Elle œuvre beaucoup pour les femmes yéménites. / Laurence Geai Et de poursuivre : « Elles n’ont aucune aide psychologique. Comme j’avais l’habitude, au Yémen, d’aider des femmes en détresse, je me suis portée volontaire. Certaines, au départ, ne voulaient même pas me rencontrer ou ne souhaitaient rien me dire. Petit à petit, elles se sont ouvertes à moi. À force de dialogue et d’entretiens, je veux croire que certaines vont un peu mieux. » Comment nous l’avons faitC’est grâce à Peace Track Initiative, association militante réfugiée au Canada, que j’ai découvert l’existence de la répression des houthistes contre les femmes au nord du Yémen. Le premier contact se fit par messagerie, mais on ne confie pas ses traumatismes virtuellement à un inconnu, qui plus est à un homme. L’idée d’aller les rencontrer au Caire s’est vite imposée. Après un premier rendez-vous dans un café, j’ai été invité chez chacune. Un signe de confiance. J’ai senti le besoin de parler de leur calvaire. Mais la mention du viol, subi par la plupart, n’est jamais venue. Je n’ai jamais insisté. Mon but n’était pas d’obtenir des aveux sensationnalistes, mais des preuves orales de crimes de guerre qui laisseront une trace dans l’histoire du pays. Un jeune garçon armé participe à un rassemblement organisé par les houthistes afin de mobiliser de nouveaux soldats pour mener bataille à Sanaa, en novembre 2017. / Hani Al-Ansi/dpa Picture-Alliance via AFP La guerre au Yémen, qui entre dans sa sixième année, a fait plusieurs dizaines de milliers de morts et placé plus des deux tiers de la population en situation de besoin humanitaire.Comme dans la majorité des pays du Moyen-Orient traversés par le Printemps arabe, les manifestations populaires au Yémen, en 2011, mettent en évidence la corruption du pouvoir. Elles conduisent au départ du président Ali Abdallah Saleh, à la tête du pays depuis 1990. → ANALYSE. Les printemps arabes ont-ils vraiment échoué ?Son remplaçant, Abd Rabbo Mansour Hadi, issu du même parti, multiplie les erreurs.À l’été 2014, il décide de supprimer les subventions budgétaires et fait ainsi grimper le prix du pétrole et des biens de première nécessité. De nouvelles manifestations éclatent dans le pays, notamment au nord, où les houthistes s’organisent en sous-main depuis déjà quelques années. Les houthistes profitent de l’affaiblissement de l’ÉtatCette communauté religieuse, culturelle et militaire profite de l’affaiblissement de l’État central et de son impopularité pour gagner en visibilité et en légitimité. Les houthistes organisent un coup d’État en 2015 et s’emparent de la capitale, Sanaa. « La suppression des subventions budgétaires par le président Hadi était tellement impopulaire que la population de Sanaa ne s’est pas réellement opposée à l’arrivée des houthistes, explique François Frison-Roche, spécialiste du Yémen au CNRS. Ils avaient l’avantage de n’avoir jamais été aux commandes du pays et avaient critiqué cette mesure visant les plus pauvres. »En réponse, une coalition de pays musulmans lance l’opération « Tempête décisive ». Soutenue par les États-Unis, elle vise à déloger les rebelles houthistes et à protéger la ville portuaire d’Aden, alors menacée par leurs avancées militaires. À sa tête, l’Arabie saoudite voit là l’opportunité stratégique d’accroître son influence au Yémen et dans la région. Le royaume prétend également que la rapidité des victoires militaires houthistes est liée à l’aide logistique et militaire du rival iranien. Une alliance avec l’Iran ?L’existence d’une telle alliance entre houthistes et Iran est cependant à nuancer, selon Luca Nevola, chercheur associé à l’université de Sussex. « Oui l’Iran a fourni un soutien technique (comme des envois d’experts, NDLR), mais il est très probable qu’il n’a jamais envoyé d’armes aux houthistes, ou alors pas dans des quantités significatives. Le fait qu’on associe forcément les houthistes à l’Iran fait partie de la propagande de la coalition arabe. »Pour réduire la possibilité d’une aide iranienne aux houthistes, le Conseil de sécurité de l’ONU signe, le 14 avril 2015, un embargo total sur les zones contrôlées par les rebelles. La mer Rouge, l’espace aérien et terrestre sont donc quadrillés. Ahmed Al Moayad, figure du mouvement houthiste, en rigole : « Vous croyez sérieusement qu’on peut importer un missile depuis l’Iran avec cet embargo ? Chaque petite fraction de missile fait plusieurs mètres. Il faut des camions, des trains. » Le militant évoque simplement des « relations cordiales, de pays à pays ».L’embargo et l’intervention militaire de la coalition ont aussi pour effet d’appauvrir un pays déjà fragile. Selon l’Unicef, en 2018, un enfant yéménite mourait en moyenne toutes les dix minutes, notamment de malnutrition. Les bombardements imprécis des avions saoudiens ont par ailleurs fait naître une opposition profonde au sein de la population, pas seulement au nord, mais dans tout le pays. Ils font table rase de l’administration passéeD’après Abdul Ghani Al Iryani, chercheur au Sanaa Center for Strategic Studies (Centre d’études stratégiques de Sanaa, NDLR), la coalition aurait même plusieurs fois frappé des positions indiquées par des sources cherchant à « régler des différends locaux » plusqu’à s’attaquer aux houthistes. L’engagement de certains mercenaires étrangers par la coalition musulmane, sur le terrain comme dans les airs, la discrédite également. « D’après certaines sources, des pilotes, qui rentrent parfois à leur base sans avoir utilisé leurs munitions, font des “cartons” sur n’importe qui et n’importe quoi », révèle François Frison-Roche.Plus de cinq ans après le début de la guerre, les houthistes n’ont guère perdu de terrain, voire menacent souvent d’en gagner. « Les houthistes font actuellement table rase de l’administration passée, explique une humanitaire sous couvert d’anonymat. Ils sont partis pour mettre en place un gouvernement solide et font très attention de ne pas s’aliéner trop la population et les tribus. »Pour aller plus loin♦ Un ouvrageLe Yémen. De l’Arabie heureuse à la guerrePour comprendre les raisons de la guerre au Yémen, ses racines historiques, tribales et politiques. Avec pédagogie, le chercheur Laurent Bonnefoy explique comment le berceau du Moyen-Orient a sombré dans le chaos et à quel point son unité entre le nord et le sud reste illusoire.De Laurent Bonnefoy, Fayard, 2017, 348 p., 23 €.♦ Un podcastInside Yemen Le Yémen est relativement inaccessible pour les journalistes, comme pour beaucoup d’humanitaires, depuis le début de la guerre. Les rares images, vidéos ou témoignages qui en sortent sont précieux. Ce podcast-vidéos-photos de Médecins sans frontières (MSF), qui sillonne le pays du sud au nord, rend compte de l’atrocité de la guerre, de l’impact sur la population civile mais aussi du travail incroyable que réalisent les médecins et chirurgiens de l’ONG.insideyemen.msf.fr♦ Un documentaireYémen : à marche forcée Charles Emptaz et Olivier Jobard ont suivi pendant un mois, depuis la frontière éthiopienne jusqu’au Yémen, de jeunes migrants qui fuient l’Afrique de l’Est dans l’espoir de trouver meilleure fortune en Arabie saoudite. Peu ou pas averties de la guerreen cours, ces populations découvrent un pays inconnu, hostile et indifférent à leur sort. Le nord, contrôlé par les houthistes, en proie aux bombardements et à l’intensité des combats, a fermé ses frontières avec l’Arabie saoudite. Tous se retrouvent piégés, sans argent pour retourner chez eux. arte.tv (mot-clé : yemen).

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