NOUVELLES
Trente-six vues de la montagne
La Félicité du loupde Paolo CognettiTraduit de l’italien par Anita RochedyStock, 216 p., 18,50 €Ce livre, on l’attendait depuis quatre ans. Depuis l’immense succès des Huit Montagnes, le précédent roman de Paolo Cognetti, publié en 2017. Certes, deux livres de l’écrivain italien sont parus entre-temps, un journal de voyage dans l’Himalaya et un carnet de souvenirs new-yorkais. Textes de grande qualité mais qui n’utilisaient pas le ressort de la fiction. Cognetti allait-il cette fois renouer avec la veine narrative qui nous avait tant impressionnés, alliance rare d’une histoire simple et d’une écriture épurée ?La Félicité du loup est un roman qui surprend. D’abord par son découpage : 36 petits chapitres, le plus long ne comptant que dix pages. Ensuite, il n’y a pas de véritable intrigue, les péripéties sont minimes. Les dialogues entre les personnages ne sortent guère du registre de la quotidienneté, pour ne pas dire de la banalité. Telle est, du moins, la première apparence. En réalité, La Félicité du loup est un roman d’une grande subtilité, l’un des plus profonds sur la montagne qui aient été écrits depuis des années.Cela se passe à Fontana Fredda, une petite station de montagne du Val d’Aoste, pas très éloignée de Milan. Fausto en arrive. Écrivain sans succès, dont le couple vient de se rompre, il trouve du travail comme cuisinier au restaurant qui accueille skieurs et employés de la station. Fausto y fait la connaissance de Silvia, qui est serveuse. Très vite, ils deviennent amants. On croise aussi Santorso, dameur de pistes, rugueux montagnard, et Babette, patronne du restaurant, femme généreuse.Il y a encore d’autres personnages. Les mélèzes, fragiles sous la tempête mais fascinants à l’automne. « En l’espace de quelques jours, la forêt entière virerait au jaune et au rouge, se retranchant dans un long sommeil pendant que le vert foncé des sapins monterait la garde. » Ou le glacier qui domine la vallée. « Il captait la lueur du ciel étoilé et la renvoyait dans la nuit. Lorsqu’elle se trouvait seule devant cette vision, Silvia se sentait en présence d’un corps céleste. »Et puis le loup. Il n’occupe pas dans le roman une place aussi centrale que le titre le laisse supposer. Mais il traverse tout le livre. Paolo Cognetti nous fait comprendre que son retour dans les Alpes tient pour beaucoup au fait que les hommes délaissent les hautes contrées. « Ils peuvent bien le reprendre cet endroit, dit Babette. De toute façon, il n’y a plus personne. » Pour autant, Fausto observe que le loup ne devient jamais sédentaire. « Toujours à travers de nouvelles forêts, toujours derrière la prochaine crête, après l’odeur d’une femelle ou le hurlement d’une horde ou rien d’aussi évident, emportant dans sa course le chant d’un monde plus jeune, comme l’écrivait Jack London. »Le secret du livre tient dans un cadeau que Silvia fait à Fausto. Trente-six vues du mont Fuji, célèbre recueil d’estampes du peintre japonais Hokusai. « Ce sont toutes des vues du mont Fuji, explique Silvia, mais le vrai sujet, c’est la vie quotidienne qui se joue devant. Le travail et les saisons qui passent. » Il en va de même des 36 chapitres de La Félicité du loup. Leur dépouillement tient à un rêve inspiré par le vieux maître japonais : « Il lui suffisait de trois ou quatre coups de pinceau pour peindre ce qu’il avait en tête. »Sans la moindre emphase, Paolo Cognetti nous fait ainsi ressentir intimement ce qu’est la vie en montagne avec ses pauvretés et ses splendeurs, ses douceurs et ses douleurs. La vieille paysanne, Gemma, qui n’élève plus qu’une seule vache. Fausto, qui observe la naissance d’un lac provoquée par la fonte des glaciers. La mort d’un alpiniste qui endeuille brièvement la vie d’un refuge. La tendresse blessée qui unit Fausto et Silvia, Babette et Santorso. Toute une humanité qui peut s’éloigner de la montagne mais ne s’en détache jamais.